Le projet associatif

Nous nous attachons, dans ce qui suit, à préciser la façon dont nous voulons assumer nos responsabilités associatives, compte tenu de la triple histoire de notre association, de celle de la Prévention et des dispositions juridiques et des relations que nous entretenons avec les autorités publiques responsables (le Conseil Général, depuis 1986) et avec leurs services administratifs et techniques. Il va de soi que le projet associatif est étroitement couplé avec le projet plus spécifiquement professionnel. En les distinguant, nous avons voulu indiquer que l’association reconnaît la compétence des professionnels, donc aussi leur responsabilité propre ; que, autrement dit, l’association n’est pas un « patron » qui se contente de commander de haut, ni le simple relais des pratiques des professionnels ou l’écho plus ou moins déformant de leur discours. Si l’autonomie est un objectif majeur de l’action éducative de prévention spécialisée, on ne saurait négliger aucune occasion de faire à cette valeur toute la place possible au sein même de l’association ; en particulier dans les rapports du CA avec les équipes et avec chaque professionnel.

A travers l’attention portée aux questions suivantes, l’association entend définir et assumer sa place dans un contexte où, à ce qu’il nous a semblé, quatre défis majeurs doivent être relevés :

• Un défi d’ordre à la fois déontologique et juridique : la question de la place des « usagers »
• Un défi d’ordre symbolique : qu’attendre de la culture, qui ne soit pas la magnification de l’identité présumée et fantasmée d’un groupe ?
• Un défi éducatif : pourquoi, et comment conjuguer action personnelle et action de groupe ?
• Un défi institutionnel, enfin : comment travailler de manière authentiquement coopérative, comment rendre ainsi plus féconde – et plus cohérente – la mission de solidarité qui échoit autant aux autres institutions publiques qu’à nous-mêmes ?

La place des « usagers »

La Loi 2002-2 constitue le cadre légal dans lequel nos activités associatives – qui relèvent du vaste secteur « sanitaire et social » – doivent s’inscrire. Cette Loi entraîne, pour notre association comme pour toutes les autres du même secteur, des obligations particulières. Certaines sont nouvelles. Les autres engagent à une explicitation, voire à une formalisation accrue des pratiques existantes. Ainsi de l’évaluation, qui n’est possible que sur la base de la meilleure explicitation possible de nos orientations, de nos objectifs et du choix de nos moyens associatifs. Une telle explicitation devrait déboucher sur la définition d’indicateurs réellement pertinents. Nous ne sommes pas les seuls à nous retrouver face à ce vaste chantier. Aussi entreprendrons-nous, avec d’autres associations, dont les associations membres du CLAPS (Comité de Liaison des Associations de Prévention Spécialisée), de recueillir toutes les informations utiles et de tirer les leçons de toutes les expériences ayant trait à l’obligation évaluative.

Dans l’immédiat, nous nous intéresserons plus précisément à la question – devenue pressante, avec la Loi 2002-2 – de la place faite aux usagers, à leur parole, à leurs attentes et à leurs critiques ; il s’agit là, plus généralement, de la question de leur participation à la définition des objectifs et des moyens mis en œuvre les concernant. Assurément, des clarifications s’imposent, à propos de cette notion d’usager, dérivée de la notion d’utilisation d’équipements collectifs : dans le domaine éducatif, même s’il arrive que l’équipement ait une certaine importance, le plus important reste la relation éducative, qui n’est pas un donné, et surtout pas un donné plus ou moins facultatif, mais un construit indispensable. Or toute relation de ce type est le fruit d’une construction patiente, et toujours fragile, dans laquelle entrent, du côté des personnes rencontrées, toutes sortes de silences – parfois surmontés par des paroles courageuses -, de peurs – parfois dissipées par quelques lueurs d’espoir -, de mouvements de ségrégation et d’auto-ségrégation – parfois interrompus par des rencontres inattendues, autant d’occasions d’être reconnu, et comme encouragé à exister.

Indépendamment de la question de la place des jeunes dans l’action éducative, et tout particulièrement dans les projets élaborés à leur intention, se pose la question de la place, dans l’association, des personnes convaincues de la valeur de la Prévention spécialisée et/ou de l’action des éducateurs de la Jeep, des personnes désireuses, soit de manifester leur estime, soit d’apporter plus directement un concours, du temps, une ou des compétences. Nul doute, à cet égard, qu’il sera nécessaire, dans un proche avenir, de réexaminer l’ensemble de ces questions et de chercher à traduire le plus précisément possible, dans nos statuts et notre règlement intérieur, les valeurs de coopération et de solidarité constitutives de tout esprit réellement associatif.

Culture et action éducative.

Sans pour autant la fétichiser ni la mythifier, nous considérons que la référence à l’éducation populaire a été instituante, pour notre association – son nom : Jeunes Equipes d’Education Populaire, est d’ailleurs là pour le rappeler. Cette référence reste très marquante, comme on s’en apercevra à la lecture de nos orientations professionnelles, même si l’on a parfois préféré parler de culture (probablement pour éviter tout relent de paternalisme, ou pour ne pas risquer de se voir coller une image de missionnaires laïques – la laïcité, au demeurant, étant une valeur à laquelle nous sommes très attachés). Qu’on opte pour l’expression ancienne, ou qu’on préfère « culture », ce qui est sûr, à nos yeux, c’est que l’utopie du partage est et reste actuelle : partage non seulement des savoirs, mais encore des styles d’existence (une culture correspondant à une stylisation de l’existence, à une gamme particulière de manières de se représenter le monde et d’y établir sa demeure, d’assumer son corps et d’entretenir des relations avec les autres, proches et lointains…).

A nos yeux, telle pourrait être la meilleure définition de la culture : ce qui se partage, plus encore que ce qui rassemble. L’idée de partage, le désir de rendre le monde habitable, accueillant pour tous (en dépit du risque que ne se développent l’indifférence ou l’hostilité à l’égard des témoins de la bigarrure des manières de vivre l’humanité) inspirent nombre de nos actions de prévention spécialisée. Ces actions visent la juste « appropriation » et communication de toutes sortes de biens culturels. A travers elles, les éducateurs veulent faire en sorte que les intéressés surmontent les sentiments d’exclusion et d’indignité qu’exprime la formule : « ce n’est pas fait pour moi ! » ; mais ils visent plus haut encore : permettre à des jeunes de donner forme, forme communicable, à leurs sentiments ; des sentiments souvent confus, et d’autant plus étouffants qu’ils n’accèdent pas au registre de l’expression. Ils contribuent, à travers le slam par exemple, à donner corps à une « culture jeune » et à la faire accepter comme pleinement légitime, tout à fait digne de participer à l’enrichissement des répertoires culturels constitutifs de la culture partagée commune.

L’accord entre administrateurs et éducateurs est entier : la culture n’existe et ne vit que dans les lieux de rencontre, les lieux d’altérité. C’est dire que la culture est un tiers indispensable, là où l’altérité est perçue comme une menace, quand le repli est une tentation forte –avant ghettoïsation et dérives communautaristes. Estimant que le culturel n’existe que dans l’interculturel, à partir de lui et en vue de lui, l’association entend participer, directement ou grâce à ses éducateurs, à tous les types d’événements culturels possibles, dès lors que ce qui fait événement, c’est l’attention mutuelle et le respect pour toutes ces formes d’existence et d’expérience sans lesquelles le monde redeviendrait informe, monotone, profondément ennuyeux.

L’action éducative, entre l’individuel et le collectif.

Cette conception, ni élitiste ni ethniciste, mais « populaire » de la culture, sous-tendra la réflexion que nous entendons poursuivre, avec les éducateurs – toujours en faisant fond sur leur expérience mais en nous laissant instruire par d’autres analyses et expériences encore – sur la polarité (non une dualité), que nous considérons comme centrale dans tout projet éducatif, de l’action individuelle et de l’action collective. Dire polarité, c’est évidemment dire tensions : les éducateurs ne le savent que trop. Comment n’y aurait-il pas tensions, puisque la complémentarité n’est pas donnée, mais comment n’y aurait-il complémentarité, s’il est vrai que nul n’est un sujet par soi seul, que nul n’accède à l’autonomie sans l’aide, le soutien, l’aire de confiance que forment certaines personnes, et sans aussi les conflits inhérents à toute vie avec les autres (parents, générations différentes, autres groupes, représentants des diverses institutions) ?

L’équilibre est délicat, car l’accompagnement éducatif implique, exige même qu’un jeune, afin de pouvoir se confier, pour parvenir à découvrir des possibilités d’exister qu’il ne soupçonnait pas, s’éloigne de son environnement habituel, échappe au regard de ses pairs ou de ses trop proches, qui souvent veillent jalousement, voire férocement, sur « l’entre-soi » et tendent à voir dans toute présence adulte ou étrangère une « intrusion », une menace pour le groupe « naturel », « immédiat ». Mais l’accompagnement suppose aussi que soit offerte aux jeunes la possibilité de participer à des groupes plus « choisis », plus médiats : groupes d’entraide, de coopération, susceptibles de servir de tremplin, pour chacun, d’espaces transitionnels, de sas de reconnaissance et de confiance avant qu’ils ne fassent leur entrée dans le plus vaste monde des adultes, peuplé d’inconnus !

La fonction de tout groupe, surtout de jeunes, est éminemment ambiguë : le groupe, parfois, ne protège qu’en enfermant. C’est pour prévenir ce risque, fréquent dans les groupes spontanés, à base d’affinités immédiates, plus ou moins « communautaristes », que les éducateurs s’attachent à susciter et accompagner des groupes où la mixité soit la règle, des groupes où l’on apprend le respect mutuel et l’entraide ; de tels groupes, idéalement, remplissent une fonction précieuse de médiation en empêchant une sorte d’implosion du rapport de soi à soi (dans le désespoir), ou encore l’explosion des rapports entre personnes et groupes qui refusent de se reconnaître comme des semblables.

Ces risques, les éducateurs ne les connaissent que trop. Ils savent aussi, dans leur travail auprès des groupes, que le prix à payer pour être accepté dans tel ou tel groupe peut s’avérer fort lourd, que la place concédée par le groupe peut parfois entraîner, sinon l’abandon de toute position proprement éducative, du moins son extrême limitation. C’est alors que l’équipe et le travail en équipe s’avèrent précieux : l’équipe est en effet le lieu où se développe une réflexion sans laquelle l’effort de distanciation risque de tourner court ; elle est le lieu où doit se décider le passage de relais, impératif quand la place d’un éducateur dans un groupe n’est plus que la place qui lui est concédée, dans les limites que d’autres veulent bien tolérer. Les ressources collégiales, au sein d’une équipe, permettent de redonner du jeu à des relations pipées, par exemple à des relations de familiarité qui sont sur le point de se transformer en des relations paralysantes d’appartenance et de connivence ; ou encore à des relations de défiance qui sont sur le point de se transformer en rapports de dissimulation et d’hostilité. L’équipe rend possible le décentrement : affaire de culture, comprise comme compétence relationnelle !

L’association et la Prévention spécialisée dans le champ institutionnel.

Les éducateurs, de par leur position et leur engagement, recueillent des informations qualitatives sur la vie des gens, des plus jeunes en particulier, qu’aucune statistique ne saurait remplacer. Le fait est si bien admis que les responsables politiques leur demandent, sans trahir aucun secret professionnel, de leur faire connaître précisément les conditions de vie de ceux qu’ils accompagnent. Il ne s’agit pas pour eux de se montrer exagérément alarmistes, dans l’espoir d’être mieux entendus. De rapport en rapport, les éducateurs prennent grand soin, évitant tout misérabilisme, de faire état de toute manifestation notable de solidarité, de toute manifestation d’autonomie, bref de toute raison d’espérer.

Du fait de ce devoir d’informer les mandants, les éducateurs sont parfois conduits à tenir des propos critiques. La critique nous semble légitime, dès l’instant où elle s’appuie sur des analyses précises. Mais, avant d’être analyste, l’éducateur est un actif témoin – double témoin, en réalité : il témoigne de la solidarité républicaine et de l’espoir mis dans la participation des jeunes à la vie citoyenne, tout comme il témoigne, auprès des responsables, des aspirations et des déceptions, voire de l’inespoir et de l’inappétence des personnes qu’ils accompagnent, lorsqu’elles ont connu trop de déceptions.

Ce témoignage, surtout s’il est corroboré par celui d’autres professionnels, et pourvu qu’il ait été soumis à une interprétation scrupuleuse, l’association se doit de l’adresser aux responsables de la vie publique. Encore une fois, n’est-ce pas ce que ceux-ci attendent ? Dire – décrire, analyser, interpréter -, c’est une façon d’agir, qui incombe à l’association comme aux professionnels. Mais on ne saurait oublier que, pour être l’authentique segment d’une action de prévention spécialisée, le discours doit, autant que possible, faire place à la parole des personnes les premières concernées, pour lesquelles parler et être entendu est la condition de leur reconnaissance en tant que personnes. A une époque où le faire et la production tendent à réduire la parole au statut d’accessoire, ce genre de question n’est nullement secondaire : sans paroles échangées et, en amont, sans volonté de traduire et de comprendre la parole d’autrui – surtout lorsqu’elle est empêchée ou qu’elle est contrainte de se couler dans des formes et de véhiculer des contenus prévisibles -, le monde cesse d’être symboliquement partagé et partageable ; il cesse d’être un monde où l’on habite « en commun » ; il devient un anti-monde.

Cette première et fondamentale question nous paraît indissociable de cette autre : qu’en est-il du rôle instituant des institutions ? Comment celles-ci peuvent-elles assumer leur rôle d’instances chargées de traduire l’idée républicaine de solidarité, chargées d’animer des espaces, non de stigmatisation et de ségrégation, mais de reconnaissance de sujets dont les biographies et les parcours sont singuliers ; des sujets que les accidents de la vie, comme on dit, n’empêchent pas d’être des « personnes » que l’on se doit de respecter, des citoyens porteurs de droits ?

L’association n’ignore pas que les éducateurs exercent souvent, trop souvent même, une fonction « palliative ». On peut craindre que « palliatif », ici, ne soit à entendre au sens de l’expression « soins palliatifs ». On peut, en tant qu’association, craindre de n’avoir d’autre tâche que d’accompagner les individus menacés d’une sorte de mort civile. L’association ne saurait se résigner à ce rôle ; elle ne saurait renoncer à œuvrer en vue de la vie, de la vie dans sa générosité, voire dans sa gratuité. Elle sait qu’elle œuvre à cela de concert avec les institutions (éducatives, culturelles, sanitaires et judiciaires, principalement) dont la mission est de créer et de distribuer les biens desquels dépend très largement la valeur de la vie de chacun, de même que la qualité de la vie en commun.

Bénévoles et professionnels ne se résignent pas à un rôle supplétif ou substitutif : l’action d’urgence, quelque inévitable qu’elle soit, ne saurait être une action normale ; sauf à admettre que les institutions s’accommodent des marges et des zones de non-droit où, trop souvent, les éducateurs interviennent dans l’urgence ! Dans ces marges, les éducateurs sont des témoins dérangeants, appelés, nous semble-t-il, moins à témoigner contre les institutions, que pour elles, pour le sens qui constitue leur raison d’être : la solidarité de tous avec tous et chacun. Le travail de coopération et, préalablement ou parallèlement, de clarification des rôles de chacun, institutions ou associations, nous paraissent dès lors relever d’une sorte d’obligation éthique et politique. Au regard de cette obligation, la mission du Conseil Général est évidemment fondamentale puisque, à travers le financement de la prévention spécialisée, il est le premier à mettre en œuvre la solidarité, tout particulièrement à destination des personnes les moins bien dotées en ressources économiques et symboliques, en moyens d’assurer leur autonomie et de participer à des relations sociales justes, fécondes et gratifiantes. Comment notre association ne serait-elle pas reconnaissante d’être associée à ce genre de mission : instaurer une solidarité effective, patiente, respectueuse de ceux, les plus pauvres, auxquels elle est prioritairement destinée.