Les valeurs de l’association
« Jeunes Equipes … d’Education Populaire ». L’association est fière de cet ancrage. L’expression peut sembler désuète. L’inspiration, elle, n’a pas vieilli : l’utopie de l’appropriation par tous des savoirs et de la culture et celle de la coopération sont encore présentes dans ce qui a été et reste un mouvement ramifié, aux origines difficiles à dater précisément.
L’éducation populaire prend corps – corps de références éthiques et politiques, corps aussi de pratiques et d’institutions – principalement dans le dernier quart du XIXè siècle ; c’est-à-dire au moment où s’affirme la République (la IIIè), née sur les ruines du second Empire, après la défaite de 1870.
« Education » : il s’agit, dans l’esprit des défenseurs de l’idée d’éducation populaire, de compléter l’œuvre de la République en matière d’instruction laïque, gratuite et obligatoire. Ce sont parfois les mêmes acteurs qui s’engagent en faveur de l’école et de l ’éducation populaire. La chose est manifeste, si l’on songe à l’œuvre de Ferdinand Buisson, le bras droit de Jules Ferry, le ministre de l’instruction publique, le principal artisan d’un célèbre et imposant Dictionnaire pédagogique, en même temps que le créateur d’associations militant en faveur de la paix, de la pensée libre et d’une laïcité généreuse (il sera le président de la commission chargée de préparer la Loi de 1905, dite « de séparation des Eglises et de l’Etat ».
A l’école, autour et en-dehors d’elle, il s’agit certes d’instruire les enfants ; mais aussi de les préparer à prendre des responsabilités, professionnelles, sociales et politiques, dans la cité ; de les préparer à être des citoyens actifs. C’est pourquoi, à l’exemple de Durkheim, le fondateur de la sociologie française, l’on se préoccupe vivement de faire que la classe soit un véritable « groupe », au sein duquel chacun apprendrait la valeur de la solidarité et de la coopération. La préoccupation est évidente, parmi les militants de l’éducation populaire, qui créent des bibliothèques, des clubs sportifs et de loisirs, organisent des cycles de conférence et des cours pour adultes…
Education dite « populaire » : l’intention ainsi affichée est de rompre avec d’anciennes attitudes paternalistes, condescendantes. Telle est l’ambition déclarée : une éducation du peuple, par le peuple ; au moyen, par conséquent, de relations d’entraide et d’échanges de compétences et de savoirs ; au moyen donc de relations de coopération – l’époque est fertile en création de coopératives de consommation ou de production, et l’on retrouve souvent les mêmes militants ici et là ; tel Charles Gide, un des pionniers de « l’économie solidaire ».
Une des valeurs phares de l’éducation populaire, redisons-le, est la solidarité. Dans l’esprit de ses défenseurs (Léon Bourgeois en particulier, futur prix Nobel de la paix), la solidarité articule l’éthique et la politique ; elle incite à transformer une situation subie – l’interdépendance des individus liée à la division du travail et à la spécialisation des fonctions – en une chance, en une source de mieux-être à la fois personnel et collectif.
Aux yeux des pionniers de l’éducation populaire, le moyen par excellence de celle-ci est l’association, une forme d’auto-organisation longtemps tenue en suspicion par les pouvoirs publics, qui y voyaient des foyers de critique et de dissidence : il faudra attendre 1901 pour que le droit de s’associer soit reconnu, quelques années après le droit de se syndiquer !
Aux yeux de ses défenseurs, l’association est une forme sociale, disons même une institution originale. Si par sa taille elle est intermédiaire entre la famille et la société (économique et politique), par les fonctions qu’elle peut assumer, elle fait office de médiation, évitant à la fois les ravages de l’individualisme et les risques d’un collectivisme étouffant. L’un des premiers théoriciens de l’association, le philosophe Charles Renouvier, solide connaisseur de la pensée de Kant, s’inspire de cette dernière pour souligner les vertus de l’association : chacun y apprend le respect mutuel ; chacun, grâce au concours amical des autres, y découvre la possibilité d’être autonome et solidaire ; chacun, enfin, étant amené à y assumer des responsabilités – sans quoi l’association meurt -, découvre du même coup les qualités du responsable qu’il peut être appelé à être en dehors même de l’association, dans d’autres institutions comme dans l’espace public, voire politique.
Ces valeurs de solidarité, de respect, d’autonomie et de responsabilité partagée, mais aussi de sens critique et de sens du possible… sont de celles que la JEEP entend assumer et partager. L’histoire évoquée à grands traits montrant l’étroite connexion entre ces mêmes valeurs et la forme associative, on ne s’étonnera pas que notre association ait un vif souci de la qualité de la vie associative, en son sein ou hors d’elle. Pour elle, cette forme n’est pas une simple commodité, un simple arrangement organisationnel, plus ou moins fortuit : il nous importe beaucoup que l’esprit associatif souffle, inspirant des manières originales et fécondes d’associer à telle ou telle des missions relevant de l’éducation populaire et/ou de la prévention spécialisée, non seulement les éducateurs salariés de l’association, mais encore d’autres et de nouveaux partenaires, personnes, groupes, associations et institutions en rapport avec le travail social.
L’histoire de l’éducation populaire serait-elle trop ancienne pour qu’il vaille encore la peine de s’y référer ? Telle n’est pas notre conviction. D’une part, nous considérons que la mémoire de cette histoire, avec ses réalisations comme avec ses espoirs, dont certains ne sont pas encore réalisés, nous aide à ne pas baisser les bras, pas même devant des processus socio-économiques massifs et brutaux, qui semblent de nature à laminer la vie des personnes les plus vulnérables, à exclure plus ou moins définitivement les groupes les plus fragiles ; dont les adolescents, si prompts, soit à intérioriser le regard dépréciatif ou soupçonneux qu’on porte sur eux, soit à s’en défendre de manière agressive, ce qu’on ne manquera pas de leur reprocher.
Cette histoire, pour nous exprimer de façon positive, nourrit nos espoirs, arme notre courage, nous incite à inventer les gestes ou les actions qui, aussi modestes soient-ils, attestent que le possible existe, que les processus et la fatalité peuvent parfois être interrompus et laisser place à l’affirmation des capacités créatrices de ceux qu’on méprise, qu’on juge incapables de rien faire de bon ou de bien, pour eux ou pour les autres.
Cette histoire, en réalité, ne nous est pas devenue étrangère. Il n’y a pas de hiatus entre le temps des pionniers et le nôtre. D’une part, en effet, l’éducation populaire a connu de nouveaux temps forts – en particulier au lendemain de la seconde guerre mondiale, lorsque des esprits généreux, forgés dans la lutte contre l’occupation et la collaboration, se sont préoccupés des moyens sociaux, politiques mais aussi symboliques ou culturels, de prévenir le retour de ces fléaux qui venaient d’abattre les esprits, les intelligences et les cœurs, et de détruire la confiance et l’espérance, ces ferments de toute relation humaine digne de ce nom. D’autre part, si la JEEP a pu, dans les années de la reconstruction, s’appuyer sur l’histoire, largement commune, de l’éducation populaire, elle a eu en outre la chance de recueillir un héritage plus récent, fait d’une riche apport d’idées, d’analyses, d’actions, de projets institutionnels etc. : héritage d’auteurs-acteurs nombreux, parmi lesquels des protestants qui ont eu une postérité dans la personne, en particulier, des bénévoles qui ont longtemps fait vivre les clubs d’enfants et d’adolescents.
Trois œuvres méritent d’être évoquées ici ; pour mémoire ou, plus exactement, pour rendre notre mémoire féconde, inspirante face aux tâches qui nous attendent : celle d’André Philip, théoricien du syndicalisme, résistant, politicien engagé dans la construction européenne et dans la recherche résolue de formes concrètes de solidarité entre nations du Nord et du Sud ; celle de Jacques Ellul, historien des institutions politiques et juridiques, historien des techniques organisationnelles modernes, engagé dans la création d’un club de jeunes en difficulté, dans la région bordelaise, et qui a joué un rôle important dans la préparation de la Loi de 1972 instituant la prévention spécialisée ; celle de Paul Ricœur, enfin, philosophe, constamment attentif, comme son amie Hannah Arendt, à élaborer une éthique fondée avant tout, non sur le devoir et l’obligation, mais sur le désir d’être, sur la réciprocité de la reconnaissance, sur les capacités conjuguées de chacun et de tous, sur l’indispensable traduction institutionnelle du souci de chacun et de la solidarité, enfin.
Ces œuvres, dont l’importance est aujourd’hui reconnue, en particulier par les militants associatifs et les travailleurs sociaux, méritaient d’être citées. Le problème se pose, évidemment, de savoir si nous méritons, nous, de nous prévaloir de l’intelligence des situations et de la générosité de l’action que ces œuvres permettent d’entrevoir. Disons que c’est pour nous une sorte d’exigence, et que, au sein de l’association JEEP, nous nous efforçons d’allier les vertus du cœur – sans céder à la sensiblerie – et de l’intelligence – sans tomber dans l’abstraction intellectualiste. Notre préoccupation majeure, c’est celle que Ricœur a ainsi définie : discerner, dans toute situation, la marge d’initiative possible, et conférer à tout projet l’élan et la pertinence d’une « utopie concrète » : l’utopie préserve l’action de tomber dans l’opportunisme, dans l’adaptation à court terme ; son caractère « concret » retient l’acteur de céder au charme de perspectives tellement grandioses, que face à elles, il risque de ne plus savoir par où commencer, se condamnant du coup à rester velléitaire.